ÉROTOCRITE
Version française – ÉROTOCRITE – Marco Valdo M.I. – 2018
d’après la version italienne
EROTOCRITO de Riccardo Venturi – 2017 (Traduzione integrale di Riccardo Venturi
Firenze, 6 luglio 2016 – Firenze, 9 giugno 2017.)
d’une chanson grecque (Cretese / Cretan),
Érotocrite [Ερωτόκριτος] - Nikos Xylouris et Tania Tsanaklidou – 1976
tirée de Ερωτόκριτος, poème de Vincenzo Cornaro (1553-1614)
Cette page a une longue histoire. Ou mieux, une longue préhistoire. On pourrait dire que c’est une vieille promesse que je n’ai pas tenue à temps, en raison aussi des nombreuses difficultés qu’elle présente ; cependant, lors de nombreux et très longs coups de téléphone nocturnes avec Gian Piero Testa (Gian Piero Testa, collaborateur historique des Chansons contre la Guerre et âme de la « Section Grecque », avec des dizaines de traductions magistrales, nous a laissés le 28 novembre 2014), c’était devenu comme une espèce d’obsession. « Tôt ou tard, je me mettrai à l’Érotocrite », « Et l’Érotocrite, où en est-il… ? ». Il n’en était en réalité nulle part, l’Érotocrite ; c’est une promesse que je tiens, donc, hors tous les délais. Ou peut-être non, peut-être, qu’il n’existe aucun délai, maximum ou minimum. J’espère de toute façon que les aventures et les péripéties amoureuses d’Érotocrite et d’Arétuse ne déplairont pas ici, péripéties dont je vais un peu parler.
L’Érotocrite [Ἐρωτόκριτος] doit être compté parmi les chefs-d’œuvre de la littérature de tous des temps, et ce n’est certes pas une de mes « lubies », mais l’avis d’un grand nombre de personnes. Il l’est certainement de la littérature crétoise qui elle-même appartient à la littérature néo-hellénique, mais il y occupe une place particulière et bien distincte. Il s’agit d’un poème du genre épique-amoureux, fait de 10 012 distiques, en rime baisée AABB, écrit dans une langue qui, usuellement, est appelé « dialecte crétois oriental », mais qui s’inspire beaucoup de la langue (grecque) classique (dont les formes sont conservées dans les dialectes archaïques de l’île). Ses aventures renvoient directement au roman médiéval français, ou « franc », et en particulier au roman « Paris et Vienne » (XV siècle ; le titre n’a rien qu’à voir avec les deux villes, mais il signifie « Paris et Viviane »). Ses intrigues se confondent précisément avec celles de l’Érotocrite, même si dans l’original français, elles sont parallèles aux Croisades. Le roman français est attribué au marseillais Pierre De La Cépède.
(Lucien l’âne qui en connaît un bout précise : Dans ce roman, après moult tribulations, Paris, devenu Sarrasin, sauve le Dauphin de France et le ramène à Aigues-Mortes ; revenu en ses états, le Dauphin accepte de lui donner comme épouse, sa fille – Vienne. Tout est bien qui finit bien : Paris épouse Vienne, hérite du Dauphiné ; ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants : quatre fils et trois filles ; Paris vécut jusqu’à 105 ans et Vienne jusque 97 ans ; soit environ 80 ans de vie commune).
L’Érotocrite fut sûrement écrit au XVII siècle ; il fut publié sous forme imprimée pour la première fois à Venise en 1713, sous le titre Ποίημα ἐρωτικόν λεγόμενον Ἐρωτόκριτος chez l’imprimeur Bortoli. Ce n’est certes pas un hasard, qu’il ait été imprimé et publié à Venise, même si la Sérénissime avait déjà depuis longtemps perdu la Crète, ou mieux Candia, du fait des Ottomans. Entre la Crète et Venise, il subsista un lien très étroit, et je n’ai aucun doute que Gian Piero Testa, à ce point, aurait évoqué Γεια σου χαρά σου Βενετιά, chanson de Nikos Gatsos. Ce fut probablement à cause de ses liens indissolubles avec Venise que la Crète et sa littérature, jusqu’au moins à l’indépendance hellénique de 1821, continuèrent à tenir seules le flambeau des lettres dans un monde grec embarbarisé par la Turcocratie. En Crète, diverses traditions européennes (le roman amoureux français et le roman pastoral italien in primis) se confondirent avec les traditions locales, en donnant vie à des compositions souvent originales et de grande valeur, qui furent à leur tour répandues par les imprimeries vénitiennes, chez les rares personnes qui en Europe occidentale, connaissaient et savaient utiliser les caractères grecs et qui, surtout, étaient en mesure de comprendre le grec vulgaire.
Selon la tradition, et ainsi qu’il est indiqué dans sa première édition, l’auteur de l’Érotocrite serait Vincenzo Cornaro, et ce nom évoque immédiatement de faciles et compréhensibles suggestions. J’évite cependant ici d’établir quelqu’arbre généalogique (on pense à la famille des Corner, pleine de doges et d’une reine de Chypre) ; l’existence même de l’auteur est par beaucoup, et à raison, mise en doute. Les seuls éléments certains proviennent, du reste, des deux derniers distiques du poème, sorte de « signature » dans laquelle apparaît un Βιτζέντζοc Κορνάροc (Vicénzos Kornáros ou Vitséntzos Kornáros) qu’on dit né à Στεία, à savoir le Σητεία d’aujourd’hui (en italien – comme en français – Sitia, dans la partie orientale de l’île de Crète). En réalité, certaines indications fragmentaires sur Vincenzo Cornaro existent : il serait né le 29 mars 1553 à Trapezonda, faubourg de Sitia, et serait mort en 1613 ou 1614 (sur la base de telles hypothèses biographiques, l’Érotocrite devrait être attribué à la seconde partie du XVI siècle). Il aurait été le fils d’un aristocrate vénitien de l’ancienne lignée royale des Cornaro, ou Corner, hellénisé (ou mieux, crétoisé). D’ultérieures indications biographiques, sur la crédibilité desquelles beaucoup nourrissent de sérieux doutes, lui attribuent un transfert en 1590 de Sitia à Candia (l’actuelle Héraklion, capitale de l’île), où il aurait épousé Marietta Zeno et aurait eu deux filles appelées Heleni et Katerina (c’est-à-dire, rien de moins qu’une homonyme de Caterina Cornaro, Dame d’Asolo et Reine de Chypre, Jérusalem et d’Arménie – 1454-1510). Toujours selon les indications biographiques, Vincenzo Cornaro aurait été, entre 1591 et 1593, directeur sanitaire de Candia au moment d’une épidémie de peste ; ses intérêts littéraires trouveraient leur source, tant en langue vénitienne que grecque, à l’Accademia degli Stravaganti (Académie des Extravagants), dont la fondation à Candia est attribuée à son frère Andrea. Vincenzo Cornaro serait mort pour des causes inconnues, en 1613 ou 1614, et enterré dans l’église de San Francesco, où on ne trouve aucune trace de sa tombe. Maintenant, nombre de sources, cependant, déplacent la date de la mort de Vincenzo Cornaro en 1677, en indiquant 1613 ou 1614, comme année de naissance. Comme on peut voir « Vincenzo Cornaro », encore faut-il qu’il ait effectivement existé (la chose est de toute façon possible), comporte beaucoup d’éléments légendaires, tout comme il est certain que l’Érotocrite a en soi beaucoup de caractéristiques des œuvres populaires, en premier lieu des célèbres μαντινάδες [madinades] crétoises, typiques de la partie orientale de l’île. Que le poème présente une composante cultivée et « littéraire » est indubitable ; une analyse approfondie de sa langue et de ses tournures poétiques le révèle clairement. On gardera donc son attribution traditionnelle à Vincenzo Cornaro.
L’Érotocrite, en sa structure et son argumentation, est un roman pleinement médiéval malgré sa rédaction assez tardive. Des romans du genre circulaient encore pleinement dans l’Europe XVI et du XVIIe siècles. Arrivé sur les rivages de Crète, le « Paris et Vienne » reçut, comme il apparaît, un traitement particulier, et pas seulement du point de vue de la métrique et du langage ; il fut importé tel quel, en somme, dans la tradition crétoise (ou mieux, crétois-vénitienne) en maintenant des liens évidents avec ses origines. Éliminé tout élément remontant aux Croisades, elle devint bien vite l’œuvre la plus représentative et vitale de la littérature crétoise, l’unique qui s’exprimait entièrement à travers des dialectes vulgaires. L’action est transposée en Grèce, dans une ancienne Athènes imaginaire qui reproduit par contre parfaitement (même dans l’imagerie traditionnelle du poème) une ville médiévale. Athènes est sous la coupe d’un roi, Eraclio, qui a une fille unique et très belle, âgée de dix-huit ans, Arétuse (« Vertueuse »). Le jeune Érotocrite (qui dans le poème, à une partie le titre, est exclusivement nommé dans sa forme populaire Ῥωτόκριτος [Rotòkritos]…), fils du conseiller du roi Pezòstrato (« Soldat d’infanterie »), en tombe éperdument et désespérément amoureux (« Érotocrite » signifie « Tourmenté de l’Amour »). Chaque nuit Érotocrite, poussé par la passion, se rend avec son luth sous les fenêtres du palais royal pour chanter des vers d’amour, après les avoir transcrits pour pouvoir s’en souvenir. Le roi Eraclio, père de la belle Arétuse, met en place divers guets-apens pour découvrir l’identité de l’amoureux de sa fille, et par lui, Érotocrite est forcé d’interrompre ses sérénades passionnées. Arétuse, qui, avec le temps, est aussi tombée follement amoureuse du garçon, s’en afflige beaucoup et confesse tout à sa nourrice ; Érotocrite part, rendant malade de douleur son père, qui reçoit la visite de la reine et de sa fille Arétuse, quand cette dernière trouve dans le jardin une cabane où Érotocrite a l’habitude de se tenir et dans laquelle il garde ses poèmes d’amour. En raison de la maladie de son père, Érotocrite rentre à Athènes, craignant toutefois qu’Arétuse ait tout révélé à son père, le roi Eraclio ; mais celui-ci ne sait rien, et le jeune homme recommence ainsi à fréquenter la cour en participant à un tournoi de chevalerie. Érotocrite l’emporte, et reçoit le prix des mains d’Arétuse, qui lui déclare ensuite son amour. Érotocrite prend courage et demande au roi Eraclio la main d’Arétuse ; mais le roi la lui refuse et l’envoie en exil (sujet du très célèbre morceau Τὰ θλιβερὰ μαντάτα). Arétuse lui offre un anneau, comme gage d’amour et de fidélité ; le roi son père veut donner Arétuse comme épouse au prince de Byzance. Sa fille refuse, et le père fait alors enfermer Arétuse en prison. Entretemps, la guerre a éclaté entre le roi d’Athènes et le roi des Valaques ; Érotocrite revient alors combattre pour sa patrie, en tuant beaucoup de Valaques et en sauvant la vie du roi Eraclio, qui avait été enlevé. Le roi offre à Érotocrite la moitié de son royaume et il lui concède la main d’Arétuse. Le roman se conclut heureusement avec les noces des deux amoureux.
Comme dit supra, la transposition du roman médiéval français en terre de Crète a produit, comme toutes les hybridations, une œuvre littéraire fort originale à tout point de vue. Sous celui de l’acclimatation, puisque du poème on entrevoit parfaitement Crète sous les dépouilles de l’ancienne Athènes imaginaire (à son tour un τόπος (topos) répandu dans l’Europe médiévale ; on pense par exemple aux nouvelles de Boccace acclimatées dans une Athènes elle aussi seulement littérairement classique) ; sous celui de la versification, qui respecte une forme traditionnelle crétoise, celle du μαντινάδα en distiques en rime baisée, au sujet amoureux ou satirique, laquelle est cependant à son tour de dérivation vénitienne (le terme dérive de la vénitienne matinada « chante au matin ») et qui, en dernière analyse, trouve son origine dans l’aubade provençale ; sous celui du langage, où cohabitent les formes dialectales crétoises, les formes neohelléniques normales et les formes classiques en produisant une richesse incomparable ; et sous celui de la fraîcheur, qui rend de la vie à un frustre roman médiéval, sorte feuilleton populaire qui en Crète, fut revitalisé, probablement, aussi par sa transposition immédiate en chant. En réalité, l’Érotocrite est imbibé de la vie grecque, et crétoise en particulier, de ses traditions et de son folklore. En même temps, l’auteur, quel qu’il fut, montre une maestria littéraire consommée ; il sait portraiturer les personnages de manière précise, en montrant un grand esprit d’observation et un considérable approfondissement psychologique des personnages (tout à fait absent du roman médiéval original, uniquement centré sur leurs péripéties aventureuses). Malgré qu’on sache dès le début que les événements compliqués auront une fin heureuse, l’auteur tente habilement de tenir en haleine le lecteur. Par exemple, l’emploi typique des répétitions, du fait qu’il désire maintenir le suspense de l’intrigue et n’est pas du tout désireux d’arriver à la fin (d’où la considérable longueur du poème). En italien, le poème a été traduit intégralement et commenté en 1975 par le grand néohelléniste Francesco Maspero, pour les éditions Bietti ; mais pour les morceaux de cette page, on offre des traductions originales.
Comme ce peut être évident, l’Érotocrite a eu des transpositions musicales dans les temps contemporains ; ce commentaire s’intéresse spécifiquement à la principale d’entre elles. Elle remonte à 1976, quand douze morceaux d’Érotocrite furent mis en musique par le musicien athénien Christodoulos Hàlaris (Χριστόδουλος Χάλαρης, né en 1946) et confiés aux voix de Tania Tsanaklidou (Τάνια Τσανακλίδου, né en 1952 à Drama en Macédoine) et, surtout, du Crétois Nikos Xylouris « Psaronikos » (1936-1980). En réalité, le premier des douze morceaux, Ὁ τροχὸς τῆς Μοίρας, avait été mis en musique par Halaris déjà en 1964 et interprété de Manos Katrakis (Μάνος Κατράκης). Le succès de l’album fut extraordinaire, et pas seulement grâce à la voix de l’« Archange de Crète ». L’Athénien Halaris avait créé des musiques qui, orchestration à part, pourraient être difficilement distinguées des authentiques compositions populaires crétoises. D’autres morceaux de l’Érotocrite ont été mis en musique par d’autres, parmi lesquels on rappelle Paris Perysinakis, Nikos Mamangakis, Nikos Xydakis ; un morceau (le vv. 491-514) l’a été par Miltiadis Paschalidis et interprété par le même Nikos Xylouris. Mais l’album de 1976 reste l’Érotocrite en musique par excellence… L’espoir de cette page longue et compliquée, faite pour s’acquitter de la promesse faite à (au regretté) Gian Piero Testa, est qu’au-delà d’inciter à la lecture d’Érotocrite dans son intégralité, elle fasse quand même un peu rêver. [RV]
Vincenzo Cornaro
Érotocrite
Fragments mis en musique par
CHRISTODOULOUS HALARIS
Interprètes
NIKOS XYLOURIS
TANIA TSANAKLIDOU
1976
1. La roue du Destin
Nikos Xylouris
Les tours du cerceau, qui montent et descendent,
Et de la roue, qui parfois montent et parfois s’abîment
Avec le temps qui ne s’arrête pas,
Mais marchent et courent par malheurs et joies.
Armes, tumultes, inimitiés, charges,
Les pouvoirs de l’Amour, la vertu de l’Amitié.
Tout cela me pousse, en ce jour à raconter
Et à dire ce que connurent et firent
Une fille et un garçon, qui se lièrent l’un à l’autre
D’une amitié pure, sans aucune indécence.
Son nom, son doux nom est Arétuse,
Grandes sont ses beautés, extérieures et intérieures.
La nature l’a faite femme pleine de grâce ;
Ni à l’Orient et ni à l’Occident, on ne trouve son égale
Et le nom du garçon est Érotocrite,
Un torrent de courage, un flux de noblesse.
Et toutes les grâces par le Ciel et les Étoiles engendrées
Desquelles il a été doté, lui ont été destinées,
Et dans la nuit fraîche où chacun se repose
Et tout animal cherche un endroit pour la pause,
Il prend son luth, et marchant silencieusement,
Devant le palais, il va jouer doucement.
2. Racines
Nikos Xylouris et Tania Tsanaklidou
Dans le passé, du temps où commandaient les Hellènes
Et où leur foi n’avait ni base ni racine,
Parut dans le monde un amour fidèle qui fut gravé
Dans le cœur sans jamais s’effacer.
À Athènes, qui nourrissait l’étude et la sagesse,
Et qui était trône de vertu et fleuve de connaissance,
Un grand Roi régnait sur cette digne terre,
Il s’appelait Eraclio et devint célèbre.
Très jeune, il épousa et vécut avec une compagne
À laquelle on ne trouva jamais de défaut, personne ;
Artemide était le nom de cette Reine,
Pour la sagesse, elle n’eut jamais d’égale.
Et ils priaient souvent le Soleil et le Ciel afin
Qu’ils leur concèdent l’enfant tant désiré ;
Passent les mois et les ans, et la Reine fut enfin
Enceinte et le Roi ne dut plus ruminer de graves pensées.
Elle eut une fille qui illuminait le Palais
Quand la nourrice dans ses bras la montrait ;
Son nom, son doux nom était Arétuse,
Grandes ses beautés, généreuses ses muses.
Le Roi disposait de beaucoup d’hommes riches et sages,
Conseillers qui étaient ses vassaux fidèles.
Parmi eux, un lui était cher, qu’il tenait toujours en sa compagnie,
Celui-là s’appelait Pezòstrate.
Lui aussi avait un enfant adoré,
Intelligent et de grande valeur, comme le miel, sucré.
3. L’Heure de l’Amour
Nikos Xylouris et Tania Tsanaklidou
Le nom de ce garçon était Érotocrite,
C’était un flux de vertu, un flux de noblesse.
Et de toutes les grâces par le Ciel et les Étoiles générées
Il avait été doté, car elles lui avaient été destinées.
Durant ce temps, le sort amer infuse
En son esprit l’amour pour Arétuse.
Et que fait l’Amour, dans un cœur qu’il commande,
Si ce n’est le vaincre pour que le bien du mal, il ne distingue ?
Il se fait soir, il se fait nuit, leurs cœurs défaillent,
Voilà la rencontre à la fenêtre et se disent leurs tourments.
Une heure durant, ils pleurent et gémissent âprement,
Puis, avec de grands soupirs, ils étreignent leurs peines.