Les Vieilles et la Guerre
Chanson française — Les Vieilles et la Guerre — Marco Valdo M.I. — 2023
LA ZINOVIE
est le voyage d’exploration en Zinovie, entrepris par Marco Valdo M. I. et Lucien l’âne, à l’imitation de Carl von Linné en Laponie et de Charles Darwin autour de notre Terre et en parallèle à l’exploration du Disque Monde longuement menée par Terry Pratchett.
La Zinovie, selon Lucien l’âne, est ce territoire mental où se réfléchit d’une certaine manière le monde. La Zinovie renvoie à l’écrivain, logicien, peintre, dessinateur, caricaturiste et philosophe Alexandre Zinoviev et à son abondante littérature.
Épisode 96
LES VIEILLES
Kitaev Ahmed Ibadullovitch — s.d.
Dialogue Maïeutique
Quoi, dit Lucien l’âne, encore une chanson où il est question de guerre.
Eh oui, que veux-tu, Lucien l’âne mon ami, c’est ainsi au pays du Guide. C’est un monde qui ne se sent lui-même que dans l’atmosphère belliqueuse et où, du coup, la vie est noyée dans l’inquiétude et la paranoïa. Remarque que la chose n’est pas nouvelle, elle dure depuis au moins un siècle. En Zinovie, même si Alphonse Allais a prétendu le contraire, les guides comme les ours se suivent et se ressemblent et tout ça, sous l’œil scrutateur des vieilles qui peuvent en attester. Car les vieilles, qui elles aussi se ressemblent, plus elles sont vieilles, plus elles en savent long sur cette ambiance mortifère. Les vieilles de Zinovie savent combien la Zinovie est un pays où règne l’ennui, un ennui pesant, morbide et désespérant.
J’imagine ça, dit Lucien l’âne, un pays où on étouffe et où on ne doit pas trop avoir envie de se lever matin. C’est déprimant.
Même le Guide et ses acolytes s’en sont rendu compte, répond Marco Valdo M.I., et les acolytes ont applaudi de confiance quand il a décrété le bonheur obligatoire.
« Le Guide dit : l’impératif présent,
Utile, nécessaire et glorieux
Est d’obliger les gens et les enfants
À être heureux, à paraître joyeux. »
En voilà une idée, dit Lucien l’âne.
Et, reprend Marco Valdo M.I., la voix anonyme — peut-être celle du veilleur de nuit, qui sait ? — persifle :
« Le malheur est une abomination.
Bien sûr, avec l’avenir radieux,
Le bonheur sera une obligation.
Vivre heureux aujourd’hui, c’est mieux.
Et, à mon avis, dit Lucien l’âne, elle a raison ; vivre aujourd’hui est la règle absolue et en effet, heureux, c’est mieux. Quant à l’avenir radieux, il conserve sa place dans un futur toujours fuyant. Maintenant, dis-moi, qui sont ces vieilles ?
Ces vieilles, dit Marco Valdo M.I., ce sont n’importe quelles vieilles, des vieilles ordinaires, des anonymes dont ne sait pas grand-chose de plus que ce qu’en dit la chanson. Ce sont de vieilles femmes qui ont survécu jusque là à toutes les péripéties de la Zinovie. Elles ont connu tous les Guides et leurs aberrations. Dans les villages et les petites villes, elles sont les plus nombreuses, car les jeunes ont quasiment disparu. Filles et garçons sont partis pour les villes, pour les camps, pour les guerres ou pour l’étranger et ne sont jamais revenus. Sauf parfois, l’une ou l’autre qui s’en revient finir son existence ; ça fait des vieilles et quelques vieux en plus. Mais les vieilles de la chanson ne se désespèrent pas pour autant :
« À quatre-vingts ans bien faits,
Les vieilles vivent en Zinovie.
Les vieilles aiment la paix,
Les vieilles adorent la vie. »
Quant au Guide, lui, il se désespère de la liberté qui comme une sournoise maladie ronge continûment le pays et emporte les citoyens vers d’autres cieux tandis que lui, le Guide, il espère au fond de son bunker finir la guerre en apothéose.
« Pour laisser sa figure historique
En héritage à l’humanité médusée. »
Il me semble, dit Lucien l’âne, qu’on peut s’arrêter là. Alors, tissons le linceul de ce vieux monde vieillissant, étouffant, attristant, mortifiant et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
En Zinovie, la situation est sérieuse
Tant la vie est ennuyeuse.
Le Guide dit : l’impératif présent,
Utile, nécessaire et glorieux
Est d’obliger les gens et les enfants
À être heureux, à paraître joyeux.
C’est possible à la seule condition
D’interdire à tous d’être malheureux.
Le malheur est une abomination.
Bien sûr, avec l’avenir radieux,
Le bonheur sera une obligation.
Vivre heureux aujourd’hui, c’est mieux.
À quatre-vingts ans bien faits,
Les vieilles vivent en Zinovie.
Les vieilles aiment la paix,
Les vieilles adorent la vie.
Les vieilles tirent une prescience
De leur laborieuse expérience,
Leur prudence est légendaire :
Toujours, elles préparent la guerre.
Pour le prochain affrontement,
Elles ont du thé, du sel et du savon,
Des allumettes, des bougies et des bonbons
Bref, de quoi faire la fête à leurs cent ans.
Le Guide lui aussi a entassé,
Dans son bunker, dans ses réserves,
Des vivres, il faudra bien qu’elles servent.
Tout est bon chez elles, il n’y a rien à jeter,
Des choses éternelles, de la vodka,
Des cornichons, des balalaïkas.
Et par-dessus, dressée, une fusée,
Un énorme pétard magnifique,
Pour laisser sa figure historique
En héritage à l’humanité médusée.
En ronflant, il rêve du moment béni
Où il ne restera plus que lui.
En Zinovie, le problème aujourd’hui,
Ce n’est pas le manque de liberté,
C’est l’excès de liberté.
Les gens désertent le pays.
Avec ces fenêtres et ces portes
Grand ouvertes à la brise
Et ces relâchements de toutes sortes,
Trop de choses sont permises.
Se préparer à la guerre,
C’est anticiper l’adversaire,
C’est se préparer à mourir,
C’est se préparer à fuir.