Version française - SANTA AGUEDA – SAINTE AGATHE – Marco Valdo M.I. - 2023
d’après la traduction italienne de Riccardo Venturi
d’une poésie Santa Agueda de Voltairine de Cleyre - 1898
MICHELE ANGIOLILLO
face au Conseil de Guerre - 1897
À cheval entre les XIXe et XXe siècles, les anarchistes italiens représentèrent véritablement la terreur pour les puissants européens ; la célèbre phrase "nous ne nous laisserons pas intimider",tant aimée du magnus de service qui a reçu un écrit sur le mur, une petite lettre ou une cathédrale de Milan sur le nez, ne fonctionnait pas beaucoup à l'époque. Et comment qu’ils étaient intimidés ? En fait, ils se chiaient dessus. Et contre les rois et les tyrans éclatait dans la rue..." ; les répressions féroces, pas rarement, dans toute l'Europe faisaient partir l’anarchiste décidé une vendetta sauvage et, en cela, les anarchistes italiens furent vraiment au premier rang, une véritable "excellence italienne", pour paraphraser une expression qui est elle aussi très à la mode aujourd'hui. Commença, probablement, Giovanni Passannante et son attentat (à peine plus qu'une égratignure) contre Umberto I en 1878. Puis les noms les plus fameux : Sante Caserio, Luigi Lucheni (ou Luccheni) et, évidemment, Gaetano Bresci - celui qui fit un peu plus qu'une égratignure à Umberto Ier. Rois, impératrices, premiers ministres français sont tombés sous les coups des anarchistes de chez nous ; il faut y ajouter aussi un premier ministre espagnol. Un premier ministre espagnol ?
Le fait est que, parmi toutes ces "excellences" anarchistes, ce fait est probablement resté le moins connu. Puisque, comme on le sait, ce site traite principalement de l'histoire à travers des chansons et de la musique, qu’un tel fait soit presque oublié on el voit aussi par le fait que, lorsqu'on cherche des chansons (populaires ou d'auteur) sur cet événement, on reste les mains vides. Des chansons sur Caserio et Gaetano Bresci, il y en a plus ou moins autant qu’on en veut, mais sur Michele Angiolillo ? Et pourtant, lui aussi était anarchiste, lui aussi élimina un puissant, et pourtant lui aussi finit sa courte vie par une condamnation à mort - et vu que c’était en Espagne, avec cette méthode d'exécution particulière et terrible qu'était la garrotte ou le garrot, « el garrote vil ». Rien.
Voulant en parler un peu, on a dû donc recourir à la seule composition en vers qui en parle : un poème. L’a écrit une poétesse et militante anarchiste et féministe américaine, Voltairine de Cleyre. Ainsi, pour entendre un peu parler du geste d'un anarchiste de vingt-six ans de Foggia, il faut se servir d’un poème écrit en anglais peu après le fait, et qui - du moins à pour ce qu’on en sait - n'a jamais été mis en musique ni traduit en italien. Le présent ne peut rien mettre en musique, mais au moins le faire connaître un peu. Mais procédons par ordre.
Nous sommes en 1896, deux ans après que le boulanger Sante Caserio, un anarchiste de vingt ans de Motta Visconti (Milan), a envoyé le président de la République française, Marie François Sadi Carnot, dans l'autre monde - si tant est qu'il y ait un autre monde, finissant guillotiné peu après (le 16 août), et quatre ans avant qu'un autre anarchiste italien, le tisserand Gaetano Bresci, 31 ans, de Coiano di Prato (Florence), décide de quitter Paterson, où il était émigré. En Espagne, en ce 1896, advint l'un des événements malheureusement typiques de ces années : le 7 juin, une bombe est lancée à Barcelone lors de la procession religieuse du Corpus Domini. Moururent douze personnes et il y eut 45 blessées graves. La police, évidemment, a immédiatement attribué ce grave attentat à un anarchiste non identifié (qui par ailleurs ne fut jamais identifié). Le résultat fut, comme d'habitude, une vague de répression policière impitoyable contre les anarchistes, les communistes, les socialistes et les républicains espagnols, tous dans le chaudron.
Il s'ensuivit le célèbre procès de Montjuïc : environ 300 révolutionnaires espagnols furent emprisonnés dans la forteresse de Montjuïc (ou "Montjuich") et torturés à répétition pour extorquer des confessions. La répression a été ordonnée en personne par le premier ministre de l'époque, Antonio Cánovas del Castillo, chef du "Parti libéral-conservateur", principal auteur de la restauration monarchique en Espagne en 1874 et partisan déclaré de l'esclavage des Noirs, en particulier des Cubains. Cuba était encore une colonie espagnole, la dernière restante du continent sud-américain, et Cánovas del Castillo s'est illustré par la répression sanglante de la rébellion menée par José Martí en 1895.
Sur les trois cents détenus de la forteresse de Montjuïc, quatre-vingt-sept furent jugés, tandis que les récits des tortures et des sévices infligés aux prisonniers circulaient largement dans la presse de toute l'Europe. À l'issue du procès, huit accusés sont condamnés à mort et cinq d’entre eux furent effectivement garrottés. Plusieurs autres ont été condamnés à de longues peines de prison et d'autres encore ont été déportés vers la colonie de Río de Oro, dans l'actuel Sahara occidental.
Né à Foggia le 5 juin 1871, Michele Angiolillo Lombardi était imprimeur et avait émigré en Angleterre pour y travailler. À l’époque des faits de Montjuïc, il travaillait à Londres à la "Typographia", une institution peu connue puisqu'il s'agissait en fait de la section de la British Printer's Union réservée aux émigrants étrangers. Le 30 mai 1897, Angiolillo, avec au moins dix mille autres personnes, participa à une manifestation organisée au centre de Trafalgar's Square pour protester contre la répression brutale des travailleurs ordonnée en Espagne par Cánovas del Castillo. Le leader du mouvement d'opinion était l'anarchiste anglais Joseph Perry, et deux anarchistes de premier plan prirent la parole au cours de la manifestation : le Cubain Fernando Tarrida del Mármol et Charles Malato, qui était français mais d'ancienne origine napolitaine (son grand-père avait été commandant en chef de l'armée du dernier roi Bourbon de Naples). Apparemment, ce fut Charles Malato qui demanda, depuis la scène, qui serait disposé à venger les personnes mortes sous le régime de Cánovas.
Après la manifestation, Michele Angiolillo a rencontré personnellement deux victimes espagnoles de la répression, un certain Oller et Francisco Gana. Tous deux avaient été emprisonnés et torturés à Montjuïc, et souffraient de terribles blessures. L'anarchiste allemand Rudolf Rocker, qui était également présent, a écrit plus tard ce témoignage :
"Ce soir-là, lorsque Gana nous a montré ses membres rétrécis et les cicatrices laissées sur tout son corps par la torture, nous avons compris que c'était une chose de lire ces choses dans les journaux, et une autre de voir et d'entendre en personne ce qui s'était passé, directement des victimes. Nous sommes restés pétrifiés et plusieurs minutes se sont écoulées avant que quelqu'un ne se hasarde à dire quelque mot d'indignation. Seul Angiolillo ne dit rien. Peu après, il s'est levé, a dit un au revoir laconique et a quitté la maison. C'est la dernière fois que je le vis".
Michele Angiolillo se procura une fausse identité de reporter pour le journal "Il Popolo", sous le nom d'Emilio Rinaldini. Si Bresci quitte Paterson pour se rendre en Italie, Angiolillo quitta Londres pour se rendre en Espagne, en passant par Paris et Bordeaux. Une fois à Madrid, il apprit que le Premier ministre Cánovas del Castillo avait décidé d'aller passer les eaux à la station thermale de Santa Águeda (ou "Sainte Agathe"), près de Mondragón, dans le Pays basque de Guipúzcoa. Le 8 août 1897, Angiolillo trouve Cánovas tranquillement assis sur un banc de la station thermale et le tue sur le coup. La femme de Cánovas assiste à la scène et lui crie : "Assassin ! Assassin !"; calmement, Angiolillo s'incline devant la dame et lui dit : "Je vous demande pardon, Madame. Je vous respecte en tant que femme, mais je regrette que vous ayez été l'épouse d'un tel homme".
Lors du procès qui suivit immédiatement, Angiolillo déclara qu'il ne se considérait pas comme un assassin, mais comme un bourreau qui avait administré la justice. Au sujet de sa victime, Cánovas del Castillo, il dit, entre autres choses, qu'il incarnait parfaitement l’avidité de la bourgeoisie et la tyrannie du pouvoir. Après l'assassinat, Angiolillo se fit arrêter sans résistance et nia avec force que d'autres fussent impliqués dans la tentative d'assassinat ; mais il existe des preuves tout à fait plausibles qu'un nationaliste portoricain, Ramón Emeterio Betances, avait fourni une assistance logistique à Angiolillo en Espagne, allant même jusqu'à lui remettre de l'argent. Non seulement, il semble que le dessein initial d'Angiolillo était d'assassiner deux jeunes membres de la maison royale espagnole (parmi eux, l'héritier du trône), et que c'est justement Betances qui l'en a dissuadé, en suggérant Cánovas comme objectif.
Michele Angiolillo, imprimeur anarchiste de Foggia, finit ses jours le 20 août 1897, douze jours seulement après les faits : encore un jour du mois d'août, comme Caserio trois ans plus tôt. Il fut garrotté dans la cour de la prison de Vergara, au Pays basque, par le bourreau officiel du Royaume d'Espagne, Gregorio Mayoral Sendino.
En Italie, ce fait passa généralement sous silence. Probablement, l'écho de l'affaire Sante Caserio et des émeutes anti-italiennes qui suivirent en France était encore trop frais ; on tendit à taire le fait qu'une fois de plus, un anarchiste italien avait pris sur lui la tâche de se venger d'un puissant. C'est pourquoi il n'y a pas de composition à ce sujet, du moins à ma connaissance. D'après les recherches effectuées jusqu'à présent, les échos de l'attentat contre Cánovas del Castillo ne se retrouvent même pas dans des poèmes espagnols similaires. Ce n'est peut-être pas un hasard si le seul écho certain, le poème de Voltairine De Cleyre, provienne des États-Unis : non seulement les États-Unis étaient le refuge de tant et tant d’anarchistes européens, et en particulier d'Italiens et d'Espagnols, mais il y avait aussi une situation politique particulière à Cuba, une colonie espagnole qui, seulement un an plus tard, avec la guerre américano-espagnole, obtiendrait l'"indépendance" (façon de parler, bien sûr) grâce à l'intervention armée américaine et à la défaite de l'Espagne. L'Espagne, à l'époque, était l'ennemie naturelle des États-Unis, et Cánovas, un colonialiste acharné, était vu comme une figure à abattre.
Dans la presse américaine, le geste de Michele Angiolillo a donc été largement répercuté et généralement perçu favorablement, noobstant qu’il s’agissait d’un anarchiste. Le "New York Times" a même publié la nouvelle de l'exécution d'Angiolillo avec des mots de soutien, affirmant qu'il était mort courageusement, en prononçant le mot "Germinal" assis sur la garrotte, avant que le bourreau ne lui donne le tour de vis fatal. Le "NYT" précisa également que l'Espagne avait complètement étouffé l'affaire.
Tout cela, évidemment, ne devait pas beaucoup intéresser Voltairine De Cleyre (1866-1912), la militante et activiste qu'Emma Goldman elle-même considérait comme "l'anarchiste la plus douée et la plus brillante que l'Amérique ait jamais produite". Autrice de chroniques, de reportages, de poèmes, d'essais politiques et théoriques, défenseuse de l'action directe et porteuse d'un féminisme radical. Pour Voltairine De Cleyre, seule l'action directe était un outil véritablement efficace de révolution sociale ; ce fut pour cela qu’elle se fit promotrice d’un "anarchisme sans adjectif".
Nous avons parlé de chansons, ou plutôt de chansons possibles et introuvables, sur le geste à moitié oublié de Michele Angiolillo. Parmi les gestes individualistes, ce n'était certainement pas le plus populaire, même s'il semble que son "Germinal !" final ait au moins contribué à en faire un prénom que pas mal de parents anarchistes ou socialistes ont donné à leurs enfants à l'époque (je n'ai pas d'enfants, mais j'avoue qu'un hypothétique "Germinal Venturi" ne m'aurait pas déplu ; et, si ce fut une fille, pourquoi pas, une Emma Voltairine...). Pourtant, un écho, même ténu, semble exister, en ce qui concerne la musique : le groupe de black metal Dawn Ray'd, basé à Liverpool, ouvertement anarchiste et antifasciste (une exception notable dans le monde du black metal), a tiré son nom d'un vers du poème de Voltairine De Cleyre dédié à Michele Angiolillo.
Ainsi se termine cette page consacrée à Michele Angiolillo et à sa vengeance. J'entreprendrai prochainement la traduction du poème de Voltairine de Cleyre, ce qui n'est pas chose aisée. L'espoir, pas si mal dissimulé, est que, tôt ou tard, Michele Angiolillo aura lui aussi sa chanson, avec plus d'un siècle de retard. [RV].
Sainte Agathe, toi que maudit
La présence d’un démon en homme travesti,
Bénie sois-tu, car coula sur tes pierres
Le sang du vampire nourri de tortures amères ;
Le long de tes rues, l'éclair a éclaté,
"Touché !", d'un œil à l'autre, traversé,
Bien que tes lèvres aient dit "tué", et que toutes tes portes
Tendues de noir, faisaient une moquerie grimaçante.
Bénie sois-tu ! le cri partit de toi :
"La vengeance aime, le renoncement hait,
Et la justice frappe : le tortionnaire mourra ;"
Sur son chemin, le tueur aux nerfs d'acier se tait.
"Et tous deux brûleront ensemble », unis dans la lumière
L'un dans la nuit rouge et l’inconsommable enfer ;
L’autre, le front clair et les pieds posés sur l'enfer.
Philadelphie, Août 1898.