CHANT GÉNÉRAL
(Partie 4)
Version française - CHANT GÉNÉRAL- Marco Valdo M.I. – 2011 d'après la version italienne de Cristina Martin.
Chanson espagnole (Chili) – Canto General – Pablo Neruda – Mikis Theodorakis – [1974/75]
Emiliano Zapata sur son cheval
10. Végétations
Sur les terres sans nom et sans nombre
Descendait le vent d'autres lieux,
La pluie apportait ses fils célestes,
Et le dieu des autels imprégnés
Rendait des fleurs et des vies.
Le temps crut dans la fertilité.
La jacaranda élevait une écume
Faite de splendeurs ultramarines
L'araucaria hérissé de lances
Opposait sa grandeur à la neige,
L'acajou, arbre primordial
De sa cime distillait du sang,
Et au Sud des cèdres
L'arbre tonnerre, l'arbre rouge,
L'arbre à l'épine, l'arbre mère,
L'érythrine vermillon, l'arbre caoutchouc,
Étaient des volumes terrestres, du son
Étaient des territoires d'existence.
Un nouveau parfum diffus
Emplissait, par les interstices
De la terre, les respirations
Converties en fumée et en parfum.
Le tabac sylvestre élevait
Son rosier d'air imaginaire.
Comme une lance au bout de feu
Apparut le maïs, et sa silhouette
S'égrena et il renaquit ensuite,
Dissémina sa farine, prit
Les morts sous ses racines
Et ensuite, dans son berceau, regarda
Grandir les dieux végétaux.
Ride et excroissance, il disséminait
La semence du vent,
Sur les plumes de la cordillère,
La lumière épaisse de germes et de brins,
Aurore aveugle nourrie
Par les onguents terreux
De l'implacable latitude pluvieuse,
Des sombres nuits surgissantes,
Des citernes matutinales,
Et bien que dans les plaines
Comme des tranches de la planète,
Sous un frais village d'étoiles,
Roi de l'herbe, l'ombù retient
Son air libre, son vol bruyant
Et il montait la pampa en l'enserrant
De sa ramification de branches et de racines.
Amérique boisée,
Ronce sauvage entre les mers,
De pôle à pôle tu balances,
Trésor vert, ta broussaille.
La nuit germait
Dans des villes d'écorces sacrées
En bois sonores,
Feuilles étendues que couvraient
La pierre germinale, les naissances.
Vert utérus, américaine
Savane séminale, magasin comble
Une branche naquit comme une île,
Une feuille prit la forme de l'épée,
Une fleur fut éclair et méduse,
Une grappe arrondit son résumé
Une racine descendit dans les ténèbres.
11. Amor América
Avant la perruque et la casaque,
Il y eut les rivières, rivières artérielles
Il y eut les cordillères, sur la vague desquelles
Le condor et la neige paraissent immobiles.
Il y eut l'humidité et la luxuriance, le tonnerre
Toujours sans nom, les pampas planétaires.
L'homme fut terre, pot, paupière
De boue tremblant, forme d'argile,
Il fut cruche caraïbe, pierre chibcha,
Coupe impériale ou silice araucan.
Il fut tendre et sanguinaire, cependant dans la poignée
De son arme de cristal embuée,
Les initiales de sa terre étaient écrites.
Depuis personne ne put
S'en rappeler : le vent
Les oublia, la langue de l'eau
Fut enterrée, les clés se perdirent
Ou s'inondèrent de silence ou de sang.
La vie ne se perdit pas, frères pastoraux
Mais comme une rose sauvage
Tomba une goutte de sang dans la masse
Et s'éteignit une lampe de terre.
Je suis ici pour conter l'histoire.
Depuis la paix du buffle
Jusqu'aux sables fouettés
De la terre finale, dans les écumes
Accumulées de la lumière antarctique,
Et par les tanières perdues
De la sombre paix vénézuelienne,
Je te cherchai, mon père,
Jeune guerrier de ténèbres et de cuivre
Ou toi, plante nuptiale, chevelure indomptable,
Mère caïman, colombe métallique.
Moi, de descendance inca,
Je touchai la pierre et je dis :
Qui m'attend ? Et je serre la main
Sur une poignée de cristal vide.
Pourtant je me promenai parmi les fleurs zapotèques
Et la lumière était douce comme un cerf
Et l'ombre était comme une paupière verte
Ma terre sans nom, sans Amérique,
Étamine équinoxiale, lance de pourpre,
Ton arôme monte par mes racines
Jusqu'à la coupe que je buvais, jusqu'à la plus menue
Parole qui soit jamais née de ma bouche.
12. Emiliano Zapata
Quand redoublèrent les douleurs
Sur la terre, et que les épinaies désolées
Furent l'héritage des paysans,
Et que comme autrefois, les rapaces
Barbes cérémonieuses, et leurs fouets,
Alors, fleur et feu galopant.
« Soûle je vais
Vers la capitale... »
Se cabra à l'aube fugace
La terre battue de couteaux,
Le péon de son repaire amer
Tomba comme un épi de maïs égrené
Sur ma solitude vertigineuse.
« Le dire au patron
Qui m'envoie chercher »
Alors Zapata fut terre et aurore
La multitude de sa semence armée
Dans une attaque d'eaux et de frontières
La source ferreuse de Coahuila,
Les pierres sidérales de Sonora;
Tout vint à son pas avancé,
À son orage agraire de fers à cheval.
« Qui quitte le rancho
Y reviendra bientôt »
Partage le pain, la terre;
Je t'accompagne.
Je renonce à mes paupières célestes.
Moi, Zapata, je m'en vais avec la rosée
Des cavalcades matutinales,
D'une traite depuis les nopales
Jusqu'aux maisons aux murs roses.
« … Petits nœuds pour tes cheveux
Ne pleure pas pour ton Pancho... »
La lune dort au-dessus des montures
La mort entassée et partagée
Gît avec les soldats de Zapata.
Le sommeil cache sous les bastions
De la nuit lourde son destin,
Sa sombre savane incubatrice.
Le bûcher concentre l'air insomniaque :
Gras, sueur et poussière nocturnes.
« Soûle, je m'en vais
Pour oublier. »
Nous demandons une patrie pour l'humilié
Ton couteau divise le patrimoine
Et des tirs et des coursiers effrayaient
Les punitions, la barbe du bourreau.
La terre se partage au fusil.
N'attends pas, paysan poussiéreux,
Après ta sueur, la lumière complète
Et le ciel en parcelles dans tes genoux.
Lève-toi et galope avec Zapata.
« … Moi, je veux l'emporter
Il dit que non... »
Mexico, agriculture sauvage, terrestres
Aimée répartie entre les obscurs :
Des épées de maïs sortirent
Au soleil tes centurions en sueur.
De la neige du Sud je viens te chanter
Et m'emplir de poussière et de charrues.
« … Car s'il faut pleurer
Pourquoi retourner... »
13. Amérique insurgée
Notre terre, large terre, solitudes,
Se peuple de bruits, de bras, de bouches.
Une syllabe silencieuse allait brûlant,
S'alliant la rose clandestine,
Jusqu'à ce que les prairies tremblent
Couvertes de métal et de galops.
La vérité fut dure comme un soc.
Il rompit la terre, établit le désir,
Il enfonça ses germes de propagande
Et il naquit dans le printemps secret.
Sa fleur fut silence, sa réunion de lumière
Fut rechassée, la levée collective
Fut combattue, le baiser
Des drapeaux cachés,
Pourtant il surgit rompant les parois,
Éloignant les prisons du sol.
Le peuple obscur fut sa coupe,
Reçut la substance rechassée,
Il la propagea dans les limites maritimes,
Il la pila dans des mortiers indomptables.
Et il sortit avec les pages martelées
Et avec le printemps sur le chemin.
Heure d'hier, heure de mi-journée,
Heure d'aujourd'hui encore, heure attendue
Entre la minute morte et celle qui naît,
Dans l'âge hérissé du mensonge.
Patrie, tu naquis des bûcherons,
De fils sans baptême, de charpentiers,
De ceux qui appelèrent oiseau étrange
Une goutte de sang volante,
Et aujourd'hui tu naîtras de nouveau durement
D'où le traître et le garde-chiourme
Te croient pour toujours plongée.
Aujourd'hui, tu naîtras du peuple comme alors.
Aujourd'hui, tu sortiras du charbon et du roc
Aujourd'hui tu arriveras à ébranler les portes
Avec des mains maltraitées, avec des morceaux
D'âme survivante, avec des grappes
De regards que la mort n'éteint pas,
Avec des outils sauvages
Armes sous tes haillons.