Version française - QUE VOUS DIRE, CHER MONSIEUR ? – Marco Valdo M.I. - 2024
d’après la version italienne - Che cosa dovrei dirvi, mio caro signore? - de Riccardo Venturi - 2024
d’une chanson turque - Nesini söyleyim canim efendim - Âşık Serdarî – 1893
PAYSAGE STAMBOULIOTE
Et voici, pourrait-on dire, l'ancêtre des Protest Songs en langue turque. Écrit au tournant des XIXe et XXe siècles par Âşık Serdarî (1833-1918) ; en effet, puisque dans le texte le poète dit qu'il a la cinquantaine, il devrait dater des environs de 1893. Il s'agit d'une chanson de protestation qui est à la fois un compte rendu et un bilan de sa propre vie misérable, une dénonciation de la condition des pauvres dans l'Empire ottoman en ruine de l'époque et une prédiction de malheurs et de bouleversements pour la Turquie. Ce n'est pas rien, n'est-ce pas ? Mais qui était au juste Âşık Serdarî ? [R.V.]
Que vous dire, cher monsieur ?
Nos routes ne vont pas tout droit
Pour tout dire, un livre n’y suffirait pas
Au coude, mon bras est coupé en deux.
Notre misère est un bateau ivre
Les dettes sont devenues un fardeau
Notre retraite n'atteint pas mille livres,
Notre vie ne peut tenir la tête hors de l’eau.
Le visage du pauvre est froid,
Depuis plus d'un an, jeûne et ventre creux.
Du troupeau, il reste deux
Poules. C'est tout ce qu’on a.
Tant de volontés, jamais exaucées ;
En ce monde faux, je n’ai jamais souri.
Ma confiance à jamais s’en est allée,
Rose fanée avant d’avoir fleuri.
En ce faux monde, je ne pouvais être heureux.
Le débiteur, pas une seule fois ne m'a aidé
Sans compagne, mon petit veau est malheureux.
Notre langue n'est pas capable de parler.
La parole du riche est absolue vérité,
Celle du pauvre ne vaut pas un clou.
Le cheikh aujourd’hui est l’Autorité,
Chaque jour, la folie s’étend en nous.
Le sort des pauvres n’intéresse personne,
Les religieux ne s'en préoccupent pas.
La monnaie du sultan ne nous sauve pas,
Notre mort ne sera pleurée par personne.
Pour le fils, les paroles du père ne tiennent plus.
La faim d’aller labourer le retient
Et les nouveaux régisseurs et le pain ne suffit plus,
Que sera la semence demain ?
Un seul grain d'orge sert de plat,
Pas le faire, c'est la descente.
Que peut l'esprit, s'il ne raisonne pas ?
Notre chemin est toujours en pente.
Huit mois d'hiver, quatre mois d'été
La faim a tué déjà.
Avant novembre, notre sol est gelé ;
En mai, notre lac dégèlera.
Les exacteurs ratissent les villages,
Écrasent les pauvres, le fouet à la main ;
Vendent nos paillasses et nos couchages,
Prennent toute la paille avec le grain.
Les riches mangent des baklavas et des pâtisseries
Au petit-déjeuner, des beignets aux graines de lin.
J'ai demandé aux pauvres : "De quoi avez-vous besoin ? »
Ils ont dit : « Nous, on n’aime que la bouillie. »
Nous étions amoureux et nous l'avons dit,
Depuis trois cent trois ans, on languit.
Où que tu ailles, seul toujours tu seras,
Et qui donc de notre tapis héritera ?
De faim, notre peau a pâli
De sang, nos yeux se sont remplis.
Depuis trois cent trois ans, tout est décrépi,
Il ne nous reste plus que quatre épis.
Les mots du sage ont été dits :
Aveugle doit rester l'ennemi.
Depuis longtemps, le despotisme règne ici,
Notre rancœur pourra-t-elle étouffer l'ennemi ?
Le destin n’a pas été libéré
Qu’heureuse soit Istanbul, notre capitale !
J'ai cinquante ans, mon temps est passé,
L'horloge bat l’heure fatale.
Monsieur, que deviendrons-nous ainsi ?
Le roseau court prendra du roseau long.
Tout le bâti sera dévasté et détruit,
En ruines, nos maisons, notre ville tomberont.