LE SOLEIL N'A PAS D'ODEUR
Chanson italienne – Il Prigioniero Ante – Mercanti di Liquore – 2004
Version française – Le soleil n'a pas d'odeur – Marco Valdo M.I. – 2008
Pour Ante... Le grand poète des Balkans.
Erri De Luca : Honneur aux poètes qui aident à vivre.
Extrait de « Il Mattino » - 13 septembre 2002.
Quand il y a peu de temps, qu'ils frappent à la porte, qu'ils bombardent la ville avec l'artillerie, quand elle brûle, quand tu es seul dans un lit d'hôpital, quand tu arrives trop tard, quand les mots te manquent et que ton souffle est court, alors la poésie, une, prend ta place, elle te prend par la main quand nous n'y arrivons pas; elle y arrive. Durant les sièges, dans les prisons, dans les cantines, sur des morceaux de papier de fortune s'écrivent les poésies. Le partisan Ante Zemljar en écrivait durant la guerre en montagne contre les nazifascistes. Il écrivait sur un cahier. En son absence, ses camarades le trouvèrent et avec le papier, ils firent des cigarettes. Il n'y avait pas grand chose à fumer et Ante sait qu'ainsi aussi, ses poésies ont respiré. Le partisan Zemljar après la guerre perdue a fait cinq ans de prison dans la colonie pénitentiaire de Tito, Goli Otok, une île désolée. Là aussi, il écrivit des poésies avec un bout de charbon sous son ongle sur des morceaux de carton, en cachette. Dans le ghetto de Lotz en 1943, Isaie Spigel écrivait dans son yiddish pourchassé :
« Mon corps est un pain
tombé dans un calice de sang. »
Excusez-moi mes amis, je ne parle pas de Leopardi ou de Virgile, je ne fais pas honneur à la poésie. Je parle où elle est dans l'immédiat indispensable. Je parle où elle est urgente, même si à ce moment le poète est muet et ne peut même pas écrire son nom sur la porte de sa maison. Mon ami Izet Sarajlic écrivait à Sarajevo des vers répétés par tous de mémoire car là-bas les poésies sont sur le pas des lèvres.
Izet durant les années du siège écrit peu, il ne fait plus le poète. Que fait-il ? Il est là, il vit avec la ville détruite, il partage la faim, les queues pour l'eau, pour le pain. Il ne profite pas des invitations à émigrer. Il reste là, c'est sa poésie parmi ses concitoyens et elle réchauffe également. Un poète est responsable de la douleur comme de la joie.
Excusez-moi, je ne parle pas de Leopardi et de Virgile, mais de mes amis. Mais mon ami, si tu ne comprends pas immédiatement le poète, un seul vers tombé sous tes yeux pour t'éclairer, alors à quoi sert le poète ? À te prendre sous le bras, à te donner les syllabes d'une strophe miraculeuse, par exemple parfaite de mélancolie...
Et un soir de juillet, sans savoir comment franchir les centimètres entre une dame et moi, je tirai de mon étagère les poésies d'Hikmet, je récitai à voix basse ses vers et entre nous deux, disparut même l'ultime millimètre.
Mais ce n'était pas là un calcul ou un système : ou c'est le fruit du moment d'improvisation ou bien c'est faux. Car la poésie est un geste qui invente la vérité. Il ne la sait pas d'avance. Et en temps d'appel aux armes, quand le mot Guerre envahit les journaux comme une recette, un vaccin contre l'épidémie fébrile de saison, alors la poésie sert à détonner.
Mêlée au chœur, elle le fait crier, elle fait pour un moment revenir le silence. Car elle donne de la valeur aux mots, en en utilisant peu et bien serrés, car elle donne du sang au mot Guerre, elle lui offre l'éventration et le gaz nervin, elle donne des corps de femmes, de bébés, de vieux beaucoup plus que de pauvres fantassins.
Aux temps des généraux, des sonneries, des proclamations, les poètes, les poésies sauvent nos oreilles... Non, elles ne sauvent pas le monde.
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J'ai le plus intense plaisir à traduire les textes d'Erri De Luca; ils sont un ravissement poétique qui ouvrent tout grand les portes du rêve à la réalité.
Ainsi parlait Marco Valdo M.I.
Le soleil n'a pas d'odeur
Il y avait une petite fenêtre barricadée par une table en bois,
L'unique prise d'air de la cellule,
l'homme s'habituait à l'obscurité.
À midi, debout sur le lit de camp,
la fissure de la lumière s'allonge ...
... moins d'une ligne, un vers, brève...
Ellepasse sur les paupières des yeux...
Il y a un nœud dans le bois
qu'il touche de l'ongle et avec le temps...
Avec la pointe de l'ongle et du temps...
Dans la cellule, il sert de jeu pour l'homme...
Un jour, le nœud cède, poussé par l'ongle...
Ami du temps, qui repousse jour après jour,
le nœud cède...
Il s'enlève comme un bouchon de bouteille
et dans son col passe un jet de lumière droite,
lisse, elle s'élargit et inonde le pavement...
Le prisonnier Ante se déchausse...
Et il s'y baigne les pieds
Il y a un an qu'il ne sort pas de sa cellule
que la porte ne mène nulle part ... un an
... il cligne des yeux... le soleil par le trou.
C'est une orange ronde dans sa main,
ses pieds se frottent l'un contre l'autre...
comme deux enfants la première fois à la mer...
les pieds d'Ante Zemljar...
Ante Zemljar, commandant de nombreux partisans...
démobilisé avec le mérite de la victoire à la guerre
et à présent enfermé par ses propres camarades... ennemi de la patrie
Lui ennemi, qui l'a rattrapée par le col...
qui l'a débarrassée des envahisseurs
fleuve après fleuve de la Neretva à la Drina...
avec les coups de la faim...
sans prendre même un oignon à un paysan,
car ainsi va la guerre partisane...
Ennemi... lui...
Ils l'ont enlevé de sa maison...
à sa Sonia de deux ans,
qui sait déjà crier « Laissez mon papa ! »...
Oui, vous, vous êtes ses ennemis
Ante connaît les parcours...
Il sait qu'un poing de droite laisse du sang
sur le mur de gauche et vice-versa.
Un poing droit dans le visage laisse du sang
à terre
Mais il y a la nouveauté...
Ici, les coups peuvent laisser du sang au plafond.
On apprend toujours sur les voies du sang
et les coups ingénieux des gendarmes.
Ante conserve le nœud...
Il le remet dans le bois...
Le gardien ne le saura pas... Le soleil n'a pas d'espion,
il s'infiltre en douceur et ne laisse pas de traces...
Même s'il perquisitionne, le gardien ne peut dire
« Il y a eu du soleil ici, je sens son odeur ».
Le soleil n'est pas un rat...
Même s'il en arrive beaucoup dans une cellule,
personne ne s'aperçoit que dehors, il manque un rayon,
qu'il y a un trou dans la conduite du soleil...
qu'il perd de la lumière par un trou de bois...
Encore quelques mois...
Puis, ils lui donneront du soleil...
Tout en une fois... sur le dos,
pire que les coups de bâton,
sur l'île nue à casser des cailloux.
Ante... le prisonnier Ante a gardé le nœud...
Parfois, loin du gardien
il le pointe contre le soleil et se procure une ombre
sur l'île nue à casser des pierres blanches.
Et puis, à les jeter dans la mer... Adriatique
Car la peine est pure... Elle n'a pas de valeur pratique
... et la mer ne se remplira pas.