LA CROISADE DES ENFANTS
Version française – LA CROISADE DES ENFANTS – Marco Valdo M.I. – 2012
Chanson allemande - Der Kinderkreuzzug – Bertolt Brecht – 1942
Brecht et la Kinderkreuzzug
La Croisade des Enfants de Bertolt Brecht est une œuvre qui date de 1942. Un poème assez « sec » de trente-cinq strophes, dépouillées de tout sentimentalisme mais qui transmettent, grâce à leur densité, une beauté bouleversante. Encore ignorant de la portée colossale des atrocités qui frappaient l'Europe, le chant de Brecht a une valeur autobiographique et prophétique.
Mais la fuite des enfants de la guerre nous oblige à une réflexion plus ample et universelle. À distance des années, des faits racontés, rien n'a changé ; il y a encore des villes en ruines d'où il faut fuir, encore des guerres où les victimes sont d'abord les plus petits; il y a toujours des enfants en fuite de leurs pays dévastés, en quête de paix et avec l'espoir de trouver ou retrouver leur propre vie.
Je ne crois pas qu'en 1942, Brecht ignorait ce qui se passait en Allemagne, en Pologne et ailleurs en Europe... Pour moi, la chose n'est pas sûre du tout, dit Lucien Lane... Bien au contraire, il connaissait très bien « les atrocités qui frappaient l’Europe ». Sans compter tous ceux qui avaient été assassinés (Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht, Gustav Landauer), ceux qui étaient déjà massacrés dans les camps depuis l'arrivée des nazis au pouvoir (Carl von Ossietsky, Erich Mühsam... et les milliers ou millions (?) d'Allemands qu'on ne peut tous citer ici), tout comme ceux restés au pays, les exilés allemands : Kurt Tucholsky (suicide), Bertolt Brecht, Ernst Töller (suicide), Thomas Mann, Klaus Mann (suicide)..., autrichiens : Jozef Roth (suicide éthylique), Stefan Zweig (suicide), polonais, tchèques, les juifs de toute l'Europe … savaient pour les camps, les massacres, la mentalité du nationalisme, héritier de Bismarck... Ils le savaient depuis des années et ils n'arrêtaient pas de le crier... Vox clamans in deserto, car les « démocraties » ne voulaient pas savoir... C'est le sens réel des accords de Munich... Elles ne voulaient pas voir et pas savoir, comme ce fut le cas en Espagne dès 1936 (Victor Serge, Arthur Koestler, George Orwell), il est d’ailleurs plus que probable que la position russe allait dans le même sens – ne pas voir, ne pas savoir... quand bien même, ils savaient tout. Pour l'essentiel, il s'agissait de laisser les mains libres aux nazis pour liquider toute cette bande d'anarchistes, de communistes, de socialistes, de syndicalistes... Tout ce qui pouvait constituer l'ossature d'une révolution pour un monde où la domination des riches et des puissants au pouvoir aurait disparu... Il faut regarder les choses au travers du prisme de la Guerre de Cent Mille Ans [[7951]] et des Histoires d'Allemagne... par exemple [[38576]], ces Jeux olympiques de Sachsenhausen près de Berlin, où le monde entier fut convié à voir et à regarder... et d'un coup, on comprend mieux... Personne ne pouvait ignorer, mais tous ont fait semblant de ne pas savoir... tant que ce fut possible. Cela dit, qu'est-ce que cette histoire de croisade des enfants ?
Ah, Lucien l'âne mon ami, cette histoire de croisade des enfants, c'est toute une épopée... Et je vais te dire pourquoi... Tu connais Bertolt Brecht et tu sais que c'est là un homme de culture et de culture allemande. Ceci a son importance très particulière en ce qui concerne la croisade des enfants. Car il est une histoire dans la tradition « allemande » qui raconte une histoire de croisade d'enfants. Elle remonte loin cette histoire de croisade des enfants, tout au début du XIIIième siècle. On la situe généralement en l'année 1212. On en trouve plusieurs récits datant de cette époque – environ. Elle prend ainsi son origine bien avant la venue de Bertolt Brecht. Mais je pense bien que Brecht en avait connaissance et y fait implicitement référence.
Oh, dit Lucien l'âne en riant, moi, j'y étais. J'y ai participé tant à l'allemande qu'à la française, même si à l'époque, il n'y avait ni France, ni Allemagne. Car il y eût deux croisades de « pueri ». C’était, si je me souviens bien, il y a mille ans exactement en 1212. Parenthèse : raison de plus pour en parler, c'est pas tous les jours qu'on a mille ans. Donc, il y a mille ans, il y eut, c'est la légende, une croisade des enfants. Mais, moi qui y ai participé, à titre de bête de somme, je peux te garantir qu'il ne s'agit là que d'une légende... Mais les « pueri », les soi-disants enfants étaient en réalité des pauvres... Il y avait des soldats, mais aussi des femmes (à soldats), des femmes (de soldats) , des vagabonds, des prêtres... et même des enfants. Un peu la même faune que celle de la croisade de Pierre [[9491]]... Bien sûr, on partit pour la croisade, comme on disait à l'époque... En route vers Jérusalem, une ville maudite, crois-moi... Depuis que je la connais et il y a des milliers d'années, cette ville n'a attiré que des malheurs et a suscité tant de massacres qu'il vaudrait mieux qu'elle disparaisse définitivement de la carte ou qu'à tout le moins, on arrête de délirer et de la prendre pour une ville sainte. Ce qu'elle ne pourrait être en vérité, je te le dis. Bref, Jérusalem est une vraie catastrophe, une pomme de discorde parfaitement oiseuse et inutile. Comme les jeunes suisses disaient : « Rasez les Alpes, qu'on voie la mer ! » , disons : « Rasez Jérusalem qu'on aie la paix ! », sans que je veuille, je le souligne, le moindre mal à ses habitants. Il suffira de les déplacer... Le bonheur de l'humanité est à ce prix. Enfin, le bonheur, je ne sais pas trop ; mais la paix certainement. En tous cas, on évitera les croisades et autres guerres sectaires...
Sais-tu, Lucien l'âne mon ami, qu'il y a eu – à partir de cette épopée brechtienne une version anglaise et musicale par le compositeur britannique Benjamin Britten, qui en a musicalisé une version légèrement différente... dont je te ferai une traduction. C'est à peu près la même histoire, mais comment dire, un peu aseptisée, plus intemporelle, rabotée aux angles. Enfin, tu verras. Et puis, des croisades d'enfants, on en trouve un certain nombre d’autres et fort différentes de celle de Bertolt Brecht. Je n'en ferai pas une recension exhaustive. Je te signalerai cependant, car elle a certaine parenté avec les soucis de Brecht, celle de Kurt Vonnegut Jr., mieux connue sous le nom d'Abattoir 5 : Slaughterhouse Five or the Children's Crusade.[[40266]] Mais elle est de loin postérieure à l'histoire racontée par Brecht. Cependant, elle se rapporte directement au bombardement de Dresde de 1945. Pour la petite histoire, il existe aussi une chanson enfantine française sur le même thème de la croisade des enfants. Elle date de 1985 et est chantée, écrite et composée par Jacques Higelin. Elle plaît beaucoup dans les patronages... mais elle n'a rien, mais alors rien de commun avec la croisade des enfants de Bertolt Brecht, sauf le titre. C'est cependant une chanson contre la guerre, reprise dans la CCG [[2848]]. Cela dit, j'ai établi une version française du texte de Bertolt Brecht.
À nous, il reste cependant à poursuivre, non pas une croisade, mais notre simple tâche quotidienne de tisser le linceul de ce vieux monde peuplé de croisés et de croisades, où meurent trop vite trop d'enfants, vieux monde avide, absurde et cacochyme, cependant.
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
En mil neuf cent trente-neuf, en Pologne,
Il y eut une bataille sanglante
Qui a transformé villes et villages
En zones désertes.
La sœur perdit son frère
La femme son homme à la guerre,
Entre les ruines et le feu dévorant
L'enfant perdit ses parents.
Il n'est plus rien venu de Pologne,
Pas de lettre ni de nouvelles
Dès lors dans les régions orientales
Courut une histoire étrange.
La neige tombait, tandis que les gens
Dans une ville orientale
Racontaient qu'une croisade d'enfants
Avait commencé en Pologne.
Là trottinaient des enfants affamés
En bandes descendant les chaussées
Et emmenaient avec eux d’autres
Des villages en décombres.
Ils voulaient fuir la guerre
Et tout ce sombre rêve
Et un jour, ils voulaient
Arriver dans un pays en paix.
Ils avaient un petit führer
Qui leur a fait grand peur
Il avait un petit doute
Il ne connaissait pas la route.
Un gars de onze ans traînait
Un gamin de quatre ans
C'était comme une mère
Dans ce monde tout en guerre.
Un petit juif marchait avec la troupe
Il avait un col de belle coupe
Il était habitué au pain le plus blanc
Et au combat, il était très vaillant.
Suivait un terne gars gris
Qui se perdait dans le paysage
Et portait une faute horrible sur son visage :
Il se défila dans une ambassade des nazis.
Et il y avait un chien
Qui dans la bataille, les avait rejoints
Qu'ils traitaient comme un des leurs
Car ils ne pouvaient agir à contrecœur.
Il y avait une école
Et un petit prof de calligraphie
Un élève sur un mur effondré
Avait juste pu écrire pai...
Il y avait un amour
Elle avait douze ans, lui en avait quinze
Tout au fond d'une cour
Elle lui peignait les cheveux
L'amour ne put pas durer
Il vint un trop grand froid :
Comment refleurissent les bois
Quand il a tant neigé ?
Il y avait aussi un enterrement
Le jeune au col de belle coupe
Était porté par deux Allemands
Et deux Polonais jusqu'à sa tombe.
Protestants, catholiques et nazis étaient là
Pour l'enterrement
Et à la fin un petit communiste parla
De l'avenir des vivants.
Ainsi il y avait la foi et l'espérance
Mais ni pain, ni viande.
Et ne les engueulez pas, quand ils grapillent
Si vous ne leur offrez pas d'abri.
Et ne tourmentez pas les misérables
Qui n'ont rien sur la table
Quand on est cinquante pour manger
Il ne faut pas de l'abnégation, mais du blé .
Vers le Sud, ils avancent sans peur
Le Sud, c'est là où le soleil
À midi marque douze heures
Juste au milieu du ciel.
Ils trouvèrent alors un soldat
Il gisait blessé dans la sapinière
Sept jours, ils le soignèrent
Afin qu'il les emmène là-bas.
Il leur dit : à Bilgoray !
Il avait une fièvre terrifiante
Après huit jours, il mourut en route
Lui aussi, ils l'ont enterré.
Il y avait là un panneau de direction
Par la neige entièrement caché
Et qui n'indiquait plus l'orientation
Car on l'avait retourné.
Il n'y avait pas de pire blague
En dehors des affaires militaires.
Et quand ils cherchèrent Bilgoray
Ils ne purent rien trouver
Ils restèrent autour de leur führer.
Il regardait à travers le rideau de neige
Il indiqua de sa petite main quelque chose
Ce doit être par là, dit le führer.
Une fois, la nuit, ils virent un feu
Ils n'allèrent pas devant.
Une autre fois, trois tanks passèrent
Des hommes étaient dedans.
Une fois dans une ville, ils arrivèrent
Là, ils firent un détour
Jusqu'à ce qu'ils la contournèrent
Et ils repartirent pour un nouveau jour.
Une fois en Pologne du Sud
Sous la neige, par moins vingt-cinq
On a perdu de vue
Les cinquante-cinq.
Quand je ferme les yeux
Je les vois qui errent
D'une ferme perdue
À une autre disparue
Au dessus d'eux, dans les nuées
Des bandes nouvelles font leur apparition
Mühsam vagabonde dans le vent glacé
Sans patrie, sans direction.
Cherchant après le pays de la paix
Sans tonnerre, sans feu
Rien à voir avec ce qu'ils connaissaient
Leur mouvement s'étire serpentueux.
Et il m'apparaît dans l'aube
Plus du tout le même :
Je vois d 'autres petits visages
Espagnols, français, jaunes.
En Pologne, ce mois de janvier
On attrapa un chien
Dont le maigre cou retient
Un écriteau de carton accroché.
On lisait : Aidez-moi !
Nous ne savions plus le chemin,
Nous étions cinquante-cinq
Le chien leur montra.
S'il ne peut pas venir, ce chien
Qu'on le chasse
Mais il ne faut pas l'abattre
Il connaît le coin.
L'écrit était d'une main d'enfant
Comme l'ont vu les paysans
Un an et demi est passé depuis ce matin
Le chien est mort de faim